Une tribune tirée de Cyberleaders, une revue lancée dans le cadre de la FIC
L’avantage, néanmoins, des métaphores liées à la guerre, c’est qu’elles nous permettent de prendre en charge une histoire : une histoire du pouvoir qui radiographie les dynamiques et les rapports de force à l’œuvre dans notre société. Cette histoire se dote plus que jamais d’une force et d’une pertinence toutes particulières à l’intérieur du cyberespace, assailli et modelé depuis ses origines par une succession d’armées numériques.
Qu’en sera-t-il du futur de cette guerre digitale ?
Tout porte à croire que le Web3 en constitue la nouvelle phase, le nouveau bataillon, salutaire par plusieurs aspects, pour reprendre le pouvoir aux titans du numérique. Pour comprendre ce qui est en jeu et ainsi stimuler la capacité d’anticipation des dirigeants et des entrepreneurs, il convient de faire une rapide plongée dans les arcanes de cette histoire du pouvoir, qui est aussi une histoire de l’activisme et de la catéchisation des foules, en passant en revue les trois grands actes de cette guerre numérique.
Avec le Web1 et l’apparition des sites Internet et des liens hypertextes, ce qui s’érige est le pouvoir de médiatiser ses idées. Il se transmue aussitôt pour les activistes en celui d’influencer l’opinion par la création de leurs propres médias. C’est, pour le monde militant, la découverte d’un pouvoir inouï dont Wikipédia constitue la transposition éclatante.
C’est l’ère, en acte, de l’encyclopédisme à la Flaubert, d’un élan collaboratif investi par tous ceux qui ont une cause à défendre, désintermédiant par la même occasion les autorités médiatiques traditionnelles. La guerre digitale est alors une guerre informationnelle.
L’arrivée des réseaux sociaux inaugure, quant à elle, le Web2, qui renchérit la dynamique instaurée par le Web1. Comment ? En marquant le passage de la connexion des informations à la connexion des personnes ; du pouvoir de l’influence au pouvoir de la dénonciation ; de l’activisme pur à la mobilisation émotionnelle des foules numériques.
Nous avons évoqué Flaubert pour le Web1 ; le Web2 correspond à l’ère shakespearienne de l’activisme : le but est de faire « du bruit et de la fureur ». En témoigne la multiplication de hashtags spécifiques pour cristalliser la contestation autour d’un slogan 2.0. Les métriques (nombre de partages, nombre de signatures des pétitions…) deviennent une information en soi : les médias n’ont plus qu’à se faire le relais du buzz du jour. La dynamique est encore plus structurelle : il s’agit d’amplifier les volumes de la mobilisation par au moins deux modalités.
La première est la radicalisation du propos, qui peut prendre les contours assumés de la nuisance et de la malveillance : c’est le rôle du troll, devenu hater.
Les foules numériques deviennent de véritables armées, assoiffées du sang de réputations suppliciées. L’ancien résistant et militant politique Stéphane Hessel publiait en 2010 un essai intitulé Indignez-vous ! : le Web2 l’avait déjà parfaitement, à sa manière, compris… L’équation est simple : plus d’émotion, c’est toujours plus d’indignation, donc plus de partage.
La seconde modalité d’amplification est l’astroturfing, autrement dit, la simulation d’une mobilisation, à coups de faux profils alimentés par une intelligence artificielle dévolue à contrefaire des conversations, d’achats de clicks et de likes dans la « ferme à trolls », ou bien encore de relais de rumeurs et de scandales divers.
Influencer, mobiliser des armées numériques, s’indigner, c’est une chose ; passer à l’action en est une autre. C’est tout le défi que n’avaient pas encore résolu le Web1 et le Web2 : il restait à structurer concrètement la foule, à centraliser l’information alors que cette même foule est par essence décentralisée, et donc, à incarner ce que Clay Shirky appelle The Power of Organizing Without Organizations.
Quels sont les outils à disposition pour ce passage à l’action, strate supplémentaire, et assurément essentielle du point de vue des militants, du pouvoir lié à la guerre numérique ?
Tout d’abord, l’on a pu constater un phénomène intéressant : une forme d’artisanat traditionnel de l’organisation de l’activisme, avec le retour à des contenus « froids ». C’est le cas de la rubrique « Ressources » du site Extinction Rebellion, qui propose des kits swarming, c’est-à-dire des kits d’organisation d’action, à base de plans pour se retrouver, d’agendas pré-remplis, de listes de rôles selon la taille de la mobilisation ou bien encore de checklists de tout ce qu’il faut avoir prévu avant, pendant et après l’action.
Le mouvement de « désobéissance civile non violente » s’est inspiré ici des révoltes pacifiques de Hong Kong en 2019, véritable modèle de l’inventivité phygitale pour organiser les foules. Un autre type de contenu froid a la côte chez les activistes : Google Docs. Le mouvement Black Lives Matter s’en est pleinement emparé, le transformant en outil privilégié, parallèlement aux réseaux sociaux, du militantisme au sein de la communauté afro-américaine. Toujours publics, simples d’accès et collaboratifs, sans aucun contrôle ou modération, ces Google Docs sont une mine d’informations pour les militants.
En juin 2020, un mois après la mort de George Floyd, ce sont plusieurs dizaines de Docs qui ont été créés, où n’importe qui pouvait trouver de multiples ressources : listes de livres sur le racisme, listes de fonds solidaires, lettres pré-écrites à envoyer à sa ou son député.e pour défendre la cause… L’on voit bien ici les synergies souterraines à l’œuvre entre les mécanismes du Web1 et ceux du Web2.
Un autre outil nécessaire pour le passage à l’action, ce sont les levées de fonds. Leurs vocations sont multiples : indemniser les victimes ; payer leurs frais de santé ou de justice ; créer des campagnes de mobilisation ; financer la mobilisation sur le terrain. L’on se souvient en 2020 des 300 000 euros levés sur les plateformes françaises Tipeee et Ulule pour permettre au film Hold-up d’exister, et au passage d’entasser ses théories conspirationnistes sur les mesures prises face à la pandémie (confinement, vaccins…). Ou bien de la très controversée cagnotte Leetchi créée en soutien à Christophe Dettinger, soupçonné d’avoir agressé deux gendarmes.
C’est qu’une nouvelle tendance forte s’accélère au sein des communautés des cyber-combattants : le recours à l’argent, une arme à part entière au service de l’activisme qui nous éclaire sur la nature de la guerre digitale en cours : une guerre à la fois informationnelle, certes, mais aussi plus que jamais économique. En France, les fonds activistes se développent, se calquant sur la stratégie des fonds américains ou anglais. Une stratégie agressive et publique qui constitue assurément une menace économique pour les grandes entreprises, en parvenant à faire tomber des P.D.G., à arrêter des fusions ou bien à dévisser l’action d’une société en un tour de main. Un seul exemple ? 2019 : le fonds français CIAM conteste publiquement les conditions de l’offre de fusion transmise à Renault par le groupe Fiat Chrysler. Nouvelle modalité de la guerre digitale, donc, mais la logique reste la même : désintermédier les experts, qu’ils soient médiatiques, scientifiques ou financiers.
Et l’élan peut venir des foules elles-mêmes, comme l’atteste le cas édifiant des gamers activistes de Gamestop. En 2020, grâce à leur mobilisation sur le forum Reddit, ils se sont mués en néo-actionnaires pour sauver l’action du groupe américain face aux investisseurs institutionnels, engagés dans une stratégie baissière. Un exemple parmi d’autres du changement de paradigme actuel dans l’histoire du pouvoir au sein du cyberespace : le retour de ce pouvoir entre les mains du peuple. C’est là que le Web3 entre en jeu.
Le Web3 est un outil de financiarisation décentralisée de l’activisme. Il apporte de nouveaux usages, fondamentaux pour comprendre la guerre digitale à l’œuvre, notamment le pouvoir de la récompense. Ici, ce sont directement les banquiers et tous ceux qui décident de ce qui a de la valeur ou non, comme les commissaires priseurs ou les experts-comptables, qui sont désintermédiés et évacués.
Cette nouvelle donne a bien entendu sa traduction idéologique, revendiquée par nombre d’adeptes du Web3 : Fix the money, fix the world. Ici, la communauté n’a de sens et d’existence que par la levée de fonds. C’est cette dernière qui précède la cause à défendre, et non l’inverse. Une levée de plusieurs centaines de milliers d’euros, rendue possible par l’achat de tokens, de NFT et d’autres cryptoactifs, sans intermédiaire, par la seule entremise d’une blockchain.
C’est le cas de la Shiba Army, qui se présente comme « une expérience de communauté spontanée et décentralisée » et qui gère un projet de crypto-monnaie à part entière. Cela a été aussi le cas de la Constitution DAO, une organisation de crypto-investisseurs qui fin 2021 a failli réussir la première tentative de crypto-achat groupé : celui d’un exemplaire de la Constitution américaine mis aux enchères par la maison de vente Sotheby’s.
Ces armées monétaro-numériques d’un nouveau genre, promotrices d’une société plus horizontale, adossent ce pouvoir financier à une gouvernance bien rodée. Celle-ci permet de maintenir la mobilisation dans le temps et de garder un lien avec la foule mobilisée, grâce à un système de récompense – la tokenisation – et au pouvoir que l’actif numérique lui-même possède, celui de certifier la présence à un événement et de devenir un véritable canal d’échange.
Toutes ces évolutions nous conduisent à affirmer que nous sommes à un moment de bascule de la guerre digitale et de l’histoire du pouvoir qui lui est associée, avec tous les enjeux de sécurité que cela implique pour notre société. Dans un monde en quête de sens, les entreprises et tous ceux qui représentent l’intérêt général gagneraient certainement à rejoindre le troisième acte de cette guerre en adoptant le Web3, au plus près de la nouvelle génération numérique, toujours soucieuse d’aller plus loin.
Loin de l’enfermement dans le métavers et de la pure virtualité auxquels nous condamnent les GAFAM, cette conversion au Web3 permettrait de remporter la bataille de l’influence et de neutraliser les armées numériques qui n’ont cessé de s’outiller depuis plus de vingt ans . D’activer durablement, par la digitalisation de la valeur et l’économie de l’incitation, le capital social, financier et humain inhérent aux communautés de toutes tailles, pour apporter des solutions aux défis majeurs de l’humanité.
Gagner la guerre digitale, ce sera sans doute faire le pari de cette souveraineté retrouvée du citoyen-consommateur.